178 - Notre coeur

Publié le par Kinou


"... Son attention, surexitée, aiguisée par la peur de ce mal qui serait peut-être si difficile à vaincre, se fixa sur lui-même et fouilla son âme, descendit dans son être intime, cherchant à le mieux connaître, à le mieux comprendre, à dévoiler à ses propres yeux le pourquoi de cette inexplicable crise.
Il se disait : ............ j'ai plus de curiosités que d'appétits, de fantaisie que de persévérance. Je ne suis au fond qu'un jouisseur délicat, intelligent et difficile. J'ai aimé les choses de la vie sans m'y attacher jamais beaucoup, avec des sens d'expert qui savoure et ne se grise point, qui comprend trop pour perdre la tête. Je raisonne tout, et j'analyse d'ordinaire trop bien mes goûts pour les subir aveuglément. C'est même là mon grand défaut, la cause unique de ma faiblesse. Et voilà que cette femme s'est imposée à moi, malgré moi, malgré ma peur et ma connaissance d'elle ; et elle me possède comme si elle avait cueilli une à une toutes les aspirations diverses qui étaient en moi. C'est cela peut-être. Je les éparpillais vers des choses inanimées, vers la nature qui me séduit et m'attendrit, vers la musique, qui est une espèce de caresse idéale, vers la pensée, qui est la gourmandise de l'esprit, et vers tout ce qui est agréable et beau sur la terre.
Puis, j'ai rencontré une créature qui a ramassé tous mes désirs un peu hésitants et changeants, et, les tournant vers elle, en a fait de l'amour. Elégante et jolie, elle a plu à mes yeux ; fine, intelligente et rusée, elle a plu à mon âme ; et elle a plu à mon coeur par un agrément mystérieux de son contact et de sa présence, par une secrète et irrésistible émanation de sa personne qui m'ont conquis comme engourdissent certaines fleurs.
Elle a tout remplacé pour moi, car je n'aspire plus à rien, je n'ai plus besoin, envie ni souci de rien........
............ Il l'avait quitté fidèle, amicale et charmante ! Pourquoi ? Parce qu'il était une brute sensuelle qui ne comprenait pas l'amour sans les entrainements physiques ?
Etait-ce bien cela ? Oui...Mais il y avait autre chose ! Il y avait, avant tout, la peur de souffrir. Il avait fui devant la douleur ne n'être pas aimé comme il aimait, devant le dissentiment cruel, né entre eux, de leurs baisers inégalement tendres, devant le mal inguérissable dont son coeur, durement atteint, ne devait peut-être jamais guérir. Il avait eu peur de trop souffrir, d'endurer pendant des années l'angoisse pressentie pendant quelques mois, subie seulement pendant quelques semaines.  Faible, comme toujours, il avait reculé devant cette douleur, ainsi que, durant toute sa vie, il avait reculé devant les grands efforts.
Il était donc incapable de faire une chose jusqu'au bout, de se jeter dans la passion comme il aurait dû se jeter dans les sciences ou dans un art, car il est peut-être impossible d'avoir beaucoup aimé sans avoir beaucoup souffert....
.... Un autre, certes, n'aurait pas ces énervements, ces impatiences fatiguantes, ce besoin acharné de tendresse rendue, qui avaient abîmé leur entente amoureuse. Il se contenterait de peu en homme du monde très souple, avisé et discret ... "

Guy de Maupassant "notre coeur" - 1889

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